Quand l’imprudence d'une entreprise de location de voitures laisse la porte ouverte à d'éventuels litiges
Une décision récente de la Cour du Banc du Roi du Nouveau-Brunswick confirme la réalité commerciale selon laquelle les parties à un contrat ne sont pas toujours celles qui le signent. Dans le contexte de la location de voitures, où les entreprises de location sont confrontées au risque d'accidents pouvant donner lieu à des demandes d'indemnisation, il est essentiel que les contrats de location reflètent avec précision les « véritables » parties au contrat, c'est-à-dire celles qui peuvent être poursuivies pour faire respecter le contrat de location. Aussi logique que cela puisse paraître, cet aspect est parfois négligé par inadvertance, ce qui ouvre la porte à des litiges évitables.
Dans l'affaire Chiasson-Basque c. Enterprise Rent-a-Car Canada Ltd., [2024] N.B.J. n° 335, 2024 NBKB 214[1], la Cour du Banc du Roi du Nouveau-Brunswick, par la décision de la juge C. Bourque rendue par jugement sommaire, a statué dans le cadre d'une collision impliquant trois véhicules survenue le 17 juin 2011. Jonathan Davies (« M. Davies »), le conducteur d'une camionnette (« la camionnette ») appartenant à Enterprise Rent-A-Car Canada Limited (« Enterprise »), conduisait sous l'influence de l'alcool, a franchi la ligne médiane et a causé un accident qui a finalement entraîné sa mort. Les conducteurs des deux autres véhicules impliqués dans l'accident, David Basque (« M. Basque ») et Fernand Landry (« M. Landry »), ont également été mortellement blessés dans l'accident.
Au moment de l'accident, M. Davies était employé par Acciona Infrastructures Canada Inc. (« Acciona »). Il travaillait sur un projet de parc éolien à Lamèque, au Nouveau-Brunswick (« le projet ») dans le cadre d'une coentreprise (la « coentreprise ») avec Tetra Tech Canada Construction Inc. (« Tetra Tech »).
À la suite de l'accident, la succession et les membres de la famille de M. Basque ont intenté des poursuites contre :
Sur requête d'Enterprise et de la succession de M. Davies visant à annuler une constatation de défaut dans la procédure Landry, la Cour a rejeté la requête. La Cour a jugé que ni M. Davies ni Enterprise n'avaient établi une défense prima facie et a conclu que M. Davies était responsable de l'accident et qu'Enterprise était responsable de la négligence de M. Davies en tant que propriétaire du véhicule, conformément à l'article 267 de la Loi sur les véhicules à moteur, RSNB 1973, c M-17. Le tribunal a ensuite autorisé la succession de M. Davies et Enterprise à déposer des demandes de contribution et d'indemnité contre, entre autres, Acciona et Tetra Tech.
Enterprise a déposé une demande entre défendeurs et une mise en cause contre Acciona et Tetra Tech dans lesquelles elle demandait une indemnisation en vertu des dispositions d'indemnisation (1) du contrat de location et (2) de l'entente de services généraux (entre Enterprise et la coentreprise). Enterprise a fait valoir que les deux contrats imposaient la responsabilité au locataire plutôt qu'à Enterprise en cas d'accident. De plus, le véhicule de M. Davies était utilisé à des fins professionnels au moment de l'accident et la coentreprise couvrait les frais de location, ce qui faisait d'elle le « véritable » locataire et non M. Davies.
Acciona et Tetra Tech (« les auteurs de la motion » ou les parties « requérantes ») ont contre-attaqué en déposant des motions en jugement sommaire demandant au tribunal de rejeter les réclamations d'Enterprise à leur encontre pour plusieurs raisons, notamment le fait que:
Pour les non-juristes, une motion en jugement sommaire est généralement introduite par une partie requérante qui estime qu'il n'y a aucune véritable question nécessitant un procès parce que, de l'avis de cette partie, les allégations formulées contre elle sont sans fondement et peuvent être facilement résolues eu égard au fait que les faits sont incontestés. Il va sans dire qu'il s'agit d'une procédure supplémentaire coûteuse dans un litige, qui n'est introduite que lorsqu'une partie estime avoir de très bons arguments qui, s'ils sont jugés sommairement, lui feront gagner du temps et lui éviteront les coûts d'un procès.
Dans l'affaire Chiasson, ce qui a incité Acciona et Tetra Tech à solliciter un jugement sommaire est le fait que :
« Le locataire et le conducteur doivent défendre, indemniser et dégager le propriétaire de toute responsabilité en cas de p[2]ertes, responsabilités, dommages, blessures, réclamations, demandes, coûts, frais juridiques et autres dépenses encourues par le propriétaire de quelque manière que ce soit dans le cadre de cette transaction de location... »[3]
« Le locataire accepte la responsabilité des dommages, de la perte ou du vol du véhicule... »[4][5]
Acciona et Tetra Tech ont fait valoir que, puisque les termes du contrat étaient sans ambiguïté et concernaient clairement M. Davies et Enterprise, il n'y avait pas lieu de se demander si des parties autres que M. Davies (c'est-à-dire Acciona et Tetra Tech) étaient tenues d'indemniser Enterprise. En d'autres termes, le recours aux seules dispositions du contrat de location était suffisant pour régler l'affaire.
En outre, Acciona et Tetra Tech ont soutenu que, bien que la coentreprise ait reçu d'Enterprise un accord commercial pour la fourniture d'un certain nombre de voitures à certains de ses employés mutés, y compris M. Davies, cet accord commercial n'a jamais été signé par les parties et ses dispositions d'indemnisation n'ont jamais été portées à leur attention. Par conséquent, les auteurs de la motion ont affirmé n'avoir jamais eu l'intention d'être liés par cet accord. La disposition d'indemnisation de l'accord commercial se lit comme suit :
« Le client accepte de payer au fournisseur, sur demande, tous les frais de location et autres frais encourus ainsi que toutes les indemnités et autres paiements dus par un locataire éligible en vertu d'un contrat de location relatif à une location à usage professionnel non payée en temps voulu par le locataire éligible. »[7][8]
Suite aux soumissions respectives des parties lors de la motion en jugement sommaire, la juge Bourque s'est rangée du côté d'Enterprise et a rejeté la motion des parties requérantes, estimant qu'un procès était nécessaire au motif que, dans cette affaire, il n'y avait pas suffisamment de preuves que le contrat de location s'applique uniquement à Enterprise et M. Davies. Elle a souligné, conformément à un certain nombre de décisions de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick : Directcash ATM Management Partnership v. Maurice's Gas & Convenience Inc., 2015 NBCA 36, Pharmacie Acadienne De Beresford Ltee v. Beresford Shopping Centre Ltd./Ltee, 2008 NBCA 12 and New Brunswick Highway Corporation v. MRDC Operations Corporation, 2023 NBCA 19 ainsi qu'une décision de la Cour Supreme du Canada : Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, que la lecture du contrat est le point de départ de la mission « objective » d'établissement des faits de la Cour, qui doit aller au-delà et examiner le contexte et les circonstances plus larges entourant sa formation[9].
Elle s'est également appuyée notamment sur l'affaire Aviva Insurance Company c. Wawanesa Mutual Insurance Company, 2019 ONCA 704, dans laquelle la Cour a appliqué les principes des mandats pour conclure que le conducteur d'un camion livrant des meubles n'était pas le locataire, mais un agent de son mandant pour le compte duquel il avait contracté. Le raisonnement étant que le mandant serait celui qui aurait le droit de bénéficier du contrat ainsi négocié, ainsi que celui qui serait responsable en cas de rupture.
Le juge Bourque a conclu, entre autres, que :
En ce qui concerne le fait que les parties requérantes n'ont pas signé l'accord commercial, la juge Bourque a estimé que l'absence de signature n'invalidait pas en soi l'existence de l'accord. D'après le témoignage de M. Both, l'omission de Tetra Tech était attribuable à un simple oubli. De plus, selon les explications de M. Michael Giannelia d'Acciona, le document n'avait pas été signé en raison d'une défaillance dans « le processus de remontée d'informations interne »[10]. Pour toutes ces raisons, la juge Bourque a conclu que l'absence de signature de l'accord commercial ne signifiait pas que les parties en question n'avaient pas l'intention d'être liées par ses dispositions.
La principale leçon à tirer de cette décision est que si l'affaire Chiasson nous rappelle que l'identification des véritables parties à un contrat peut nécessiter de regarder au-delà du libellé de l'accord, elle offre également l'occasion de s’interroger sur ce qui aurait pu être fait différemment pour éviter des litiges supplémentaires. On pourrait soutenir que la motion en jugement sommaire des parties requérantes était inappropriée ou du moins risquée d'un point de vue substantif. Néanmoins, ils se sont sentis habilités par certaines erreurs d'Enterprise. Il est probable que si Enterprise avait examiné l'accord commercial avec les parties requérantes et exigé leur signature avant de mettre des véhicules à la disposition de leurs employés, en plus de s'assurer que son contrat de location identifiait clairement M. Davies comme locataire « au nom d'Acciona et de Tetra Tech », une motion en jugement sommaire sur la question de la détermination du « véritable » locataire aurait probablement été évitée.
NB : La requête d'Acciona et de Tetra Tech pour obtenir l'autorisation d'interjeter appel de la décision de la juge Bourque a été rejetée par la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick le 11 février 2025.
[1] “Chiasson”
[2] ma traduction
[3] Chiasson at para 25
[4] ma traduction
[5] Ibid at para 26
[6] Ibid at para 30
[7] ma traduction
[8] Ibid at para 36
[9] Ibid at paras 90 and 91
[10] Ibid at para 106